
Bulletin d’études africaines UQAM : Pouvez-vous vous présenter puis parler rapidement de votre parcours académique ?
Monia Abdallah : Je suis arrivée pour la deuxième fois à l’UQAM au département d’histoire de l’art en 2012. Ma première fois c’était en tant qu’étudiante quelques années auparavant. J’ai fait ma maîtrise et mon baccalauréat à l’UQAM à la fin des années 1990. J’étais heureuse de revenir quelques années après un parcours international. Après ma maîtrise à l’UQAM, j’ai poursuivi mon sujet de maîtrise, qui portait sur la catégorie de l’art islamique contemporain, dans le cadre d’un doctorat à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS) à Paris. Tout au long de mon parcours, j’ai étudié en histoire de l’art, car il me semblait important de continuer dans cette discipline avec le sujet que j’avais choisi, ce qui à l’époque n’était pas si évident. À l’époque, on travaillait peu sur des sujets en dehors, disons, de l’histoire de l’art classique. En général, les sujets liés à l’art contemporain d’autres aires géographico-culturelles étaient davantage traités en anthropologie ou en sociologie, plutôt qu’en histoire de l’art. C’est donc pour cette raison que je voulais garder mon sujet en histoire de l’art.
B : Après votre doctorat avez-vous fait des études postdoctorales, un stage ?
M : Oui, à la fin de mon doctorat, j’ai eu la chance d’être boursière du CRSH. Je suis revenue au Canada, à Toronto, comme stagiaire au Royal Ontario Museum et postdoctorante à l’Université de Toronto. En fait, j’étais sous la direction d’une professeure de l’Université de Toronto qui était en même temps conservatrice de l’art islamique au Royal Ontario Museum. Ça m’a permis de mettre sur pied une recherche sur un collectionneur québécois anglophone, qui, dès le début du 20e siècle, s’est intéressé à des objets d’art islamique. Il s’appelait Harry Norton, sa famille venait des Cantons de l’Est. J’ai un peu poursuivi la méthodologie de l’enquête qui était au cœur de mon parcours à la maîtrise et au doc, mais sur un sujet différent.
B : J’ai vu que vous avez fait votre thèse sur la catégorie d’art islamique contemporain à une époque où c’était très peu étudié en histoire de l’Art. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce sujet ? Quels sont les éléments ou évènements importants qui vous ont influencée dans vos recherches ?
M : À cette époque-là, le sujet était novateur. Il n’y avait rien eu de tel. On était dans les années 2000, janvier 2001 plus précisément. J’ai commencé à chercher autour de ce terme, en anglais « contemporary Islamic art ». Quand on le mettait dans un moteur de recherche, on trouvait à peine 12-13 occurrences qui étaient toujours les mêmes, entre autres, la base de recherche bibliothécaire de l’Université du Michigan. En même temps que j’ai étudié ce sujet, je voyais aussi cette appellation se diffuser davantage aussi bien dans monde muséal que dans le monde académique. Derrière cette appellation, il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose de plus vaste et d’important, c’était un nouveau discours qui émergeait. Finalement, on considérait que cette catégorie « art islamique contemporain » était en continuité avec l’art de la civilisation islamique. J’ai donc travaillé d’un point de vue théorique, en y allant avec une approche déconstructiviste.
B : Est-ce que votre travail était en dialogue avec des penseur.e.s postcoloniaux ? Est-ce que vous diriez que l’œuvre d’Edward Saïd par exemple vous a influencé dans vos recherches ?
M : Edward Saïd faisait partie de ces figures importantes, inspirantes pour moi. On connaît tous son travail sur l’orientalisme, son travail de déconstruction des discours dominants ayant engendré un imaginaire oriental. Plus personnellement, ce qui m’a marqué, c’était un positionnement de sa part. Une phrase qu’il avait prononcée et que je paraphrase ici :« des fois pour être solidaire, il faut être critique ». J’ai toujours avancé en recherche et professionnellement avec cette exigence. Une forme de critique solidaire. C’est-à-dire ne pas avoir de complaisance dans mon approche. S’assurer d’exiger le plus juste, le plus rigoureux, même lorsque le sujet nous est proche. C’est cette position critique qu’il a toujours inspirée chez moi finalement.
B : Dans certains articles, notamment World of Islam Festival (Londres 1976) : Naissance d’un nouveau paradigme pour les arts de l’Islam ou Back to the Future : art contemporain du Moyen-Orient et expositions temporaires au British Museum, vous semblez citer plus souvent ce que j’appellerais Saïd le palestinien, l’auteur dans son rapport particulier au monde arabe, plutôt qu’Edward Saïd critique du discours l’orientalisme. Partagez-vous cette impression ?
M : Je crois qu’il y a de ces deux aspects-là dans mes influences. J’ai commencé par le Edward Saïd de l’Orientalisme, puis j’ai approfondi le rapport au monde arabe effectivement. Il y a quelques années, sa biographie Out of place m’avait beaucoup marquée, parce qu’on suivait le parcours d’un arabe palestinien chrétien qui soutenait et défendait la Palestine, et qui avait aussi plusieurs ami.e.s israélien.ne.s. Il travaillait sur le regard des autres sur sa culture d’origine. Ça, c’est aussi quelque chose dans mon parcours qui me donne des affinités avec lui, disons. Je travaille aussi sur le regard que portent les autres sur ma culture d’origine. Il y a donc à la fois des affinités intellectuelles puis des affinités plus personnelles.
B : J’ai remarqué que votre enseignement portait souvent sur la question de l’altérité en rapport avec l’identité. Est-ce que ces cours vous ont été attribués automatiquement lorsque vous êtes rentrée à l’UQAM ?
M : En fait, c’est plutôt le contraire. À mon entrée comme professeure à l’UQAM, le champ de l’altérité était assez inédit et il y avait très peu de cours portant sur l’art non occidental. Un cours sur l’art et l’altérité a été introduit dans le programme au moment de la création de mon poste. Puis, j’ai réussi à convaincre qu’un cours sur l’art contemporain du Moyen-Orient avait toute sa place dans notre programme.
De plus, pour la question de l’altérité, étant moi-même née de parents de cultures différentes, j’ai eu le privilège de pouvoir observer depuis mon jeune âge le rapport à l’autre. J’ai pu observer assez tôt le rapport des cultures entre elles. Ça m’a toujours fasciné, le décalage qu’il y avait entre les grands discours et leurs grandes catégories et puis la réalité de la rencontre des différences. Il me semblait qu’à partir de ce décalage, on voyait que les choses, les différences se passaient ailleurs. C’est ça qui m’intéressait. Par la suite, d’un point de vue intellectuel, deux choses m’ont toujours intéressée :la notion de culture et la notion d’identité. Non pas l’identité entendue comme construction de soi, mais plus l’identité comme rapport à l’autre.
Ce sont deux notions qu’on associe souvent pour se définir et définir de grands groupes. On utilise souvent par exemple la notion d’identité culturelle et ça fait partie des choses et des intérêts de recherche que j’ai. J’aime analyser comment se construisent les rencontres des différences et, dans les études culturelles et postcoloniales, je me retrouvais. J’y trouvais la remise en cause de tout essentialisme. Ça m’est toujours apparu très important. Donc Saïd m’a influencée, mais aussi Stuart hall, Raymond Williams, beaucoup d’auteur.e.s-chercheur.e.s anglophones. Et peut-être quelqu’un qu’on nomme peu aujourd’hui, Albert Memmi. On ne lui accorde pas assez d’importance d’un point de vue théorique. Pourtant, il a quand même théorisé la notion d’hétérophobie, de refus de l’Autre, et aussi la notion de judéité. C’est, je pense, des chercheurs dont le parcours est intimement lié à leur vie personnelle finalement.
B : C’est intéressant de voir comment vous naviguez entre les courants postcoloniaux et anticoloniaux. J’ai l’impression que pour vous il y a une continuité entre ces penseur.e.s, entre ces époques. Peut-être est-ce à cause de la position particulière de Memmi, sa position d’entre-deux en tant juif et Tunisien. La position d’entre-deux se présente dans votre parcours également…
M : Oui, en fait, j’ai toujours essayé d’aborder les choses en dehors de la vision binaire. J’ai en horreur les approches binaires. J’essaye donc de ne pas penser les choses suivant le mode de la comparaison. Je n’aime pas trop cette méthode d’analyse. Je préfère transposer les choses. La transposition implique de prendre en compte des nuances contextuelles, des nuances historiques, des nuances qu’on ne peut jamais comparer terme à terme. C’est un peu ce que cachait le titre Out of place dans la biographie de Saïd. Avancer dans une dynamique dialectique plutôt que binaire.
Aussi, je pense qu’on peut se sentir bien dans l’entre-deux. Contrairement à ce qu’on peut entendre, c’est certes une position délicate, exigeante, mais on peut aussi s’y sentir bien. En préparant l’entrevue, j’ai lu, l’entrevue d’Issiaka dans laquelle je retrouvais des choses, un parcours similaire. Il y avait cette influence tiers-mondiste et anticoloniale qui est également présente dans mon parcours.
B : Si on pense à votre travail sur l’art contemporain islamique, il semble aussi que vous parlez de ce passage entre anticolonial ou tiers-mondiste, puis postcolonial. Vous notez quelque part que l’émergence de cette catégorie fait suite à la fin du nationalisme arabe séculier, avant la montée et cristallisation de l’islam politique.
M : Ceci provient du fait que j’ai abordé la catégorie dans sa dialectique. Cette catégorie ne provient pas uniquement des pays arabo-musulmans ou, à l’inverse, des pays européens et nord-américains. Cette catégorie a émergé, circulé depuis les années 70. Elle véhiculait des choses qui n’étaient pas les mêmes pour les différents acteurs qui y étaient engagés. Du côté de ce qu’on appelle le monde de l’Islam, il y avait cette volonté, après les indépendances, de se placer sur la scène internationale d’un point de vue social, politique et économique, mais aussi d’un point de vue culturel. L’art contemporain a joué un rôle dans cette nouvelle scène internationale où les pays d’Islam essayaient d’avoir une visibilité nouvelle. Puis, en même temps, il y a toujours le contexte, le rapport à Israël qui est toujours derrière. Après la guerre de six jours en 67, je pense que les pays arabes se sont rendu compte qu’il fallait faire une alliance plus large face à l’attaque israélienne.
Ce n’est pas anodin si en 69, l’organisation islamique qui regroupe une cinquantaine de pays musulmans met en place des institutions culturelles. Il apparaît dans les années 70 tout un mouvement panislamique, qui n’est pas encore un islamisme radical. Ça englobe beaucoup de choses.
B : Oui ce n’est pas encore cristallisé, on voit des restes de l’ordre ancien en même temps que la montée d’une frange plus radicale…
M : En effet.
B : Si on revient sur vos intérêts de recherche actuels, j’ai vu que vous meniez un projet intitulé Art et guerre dans l’art contemporain irakien, pourriez-vous nous en parler plus longuement ?
M : Pour le moment, en fait, je travaille sur un autre projet plus proche de nous. Je fais une histoire d’objets afin de parler de la rencontre de la culture québécoise avec les cultures d’islam, notamment l’Expo 67 et le pavillon des pays musulmans. Je travaille essentiellement la question du contact à l’autre et de l’altérité musulmane au Québec à travers les objets.
Sinon, ces derniers temps, j’ai réfléchi à la notion d’appropriation culturelle. Cela devrait aboutir à une publication. Je suis aussi en train de travailler sur le manuscrit de ma thèse pour la publier, ce qui sera l’aboutissement de cette recherche que j’ai commencé il y a de cela plusieurs décennies.
B : Comment envisagez-vous le rapport entre vos questions de recherche actuelles et celles du début de votre parcours ? Diriez-vous qu’il y a continuité, approfondissement, bifurcations… ?
M : À l’époque, ce qui m’avait amené à mon sujet c’était de constater l’hétérogénéité d’une catégorie. Les objets n’avaient pas de lien commun entre eux, ils ne faisaient pas référence à l’islam nécessairement. Ils étaient réunis sous une même appellation uniformisante. Donc, je m’étais interrogé là-dessus. J’avais monté mon sujet comme une enquête. Je me rends compte que l’approche du type enquête m’intéresse dans plusieurs de mes recherches. C’est un point commun.
Je me rends compte aussi qu’un sujet m’intéresse du moment où il y a des points aveugles, des choses non abordées, qu’on a laissées dans le silence. Ou bien quand il y a des incompréhensions. Par exemple, la notion d’appropriation culturelle est très actuelle, très en vogue aujourd’hui. Autour d’elle, il y a énormément de choses qui sont de l’ordre d’une incompréhension partagée. J’ai découvert un auteur, François Jullien, qui est un sinologue au Collège de France. Il a publié un livre qui s’intitule Il n’y a pas d’identité culturelle. C’est un positionnement fort, surtout dans le contexte de cette dernière décennie. Lui, il veut parler en termes non pas de différence, mais d’écarts. Il propose une nouvelle approche qui permettrait de sortir des positions binaires.
Pour moi quand on parle de ces sujets, la question de l’islam n’est jamais trop loin. Il me semble qu’elle cristallise tous ces questionnements théoriques : le rapport à l’autre, l’entre-deux, l’essentialisation de la culture.
B : Ça me fait penser à ce que vous disiez à propos de la solidarité critique. Si je peux reformuler, j’ai l’impression que vous dites qu’il faut essayer de ne pas refuser les termes comme « identité culturelle », mais plutôt essayer de comprendre ce qui se cache sous ces termes et sous leurs usages.
M : Oui, c’est ça.
B : À propos de votre enseignement, de quelle façon envisagez-vous votre pratique ? Pouvez-vous par exemple partager quelques-unes de vos réflexions sur vos pratiques d’enseignement ?
M : D’emblée, j’essaye d’expliquer ce qu’est la critique, parce qu’il me semble que c’est mal compris. C’est normal, dans le langage commun, dans la vie de tous les jours, quand on dit qu’on fait de la critique, on associe cela à la négativité. Or, la critique d’un point de vue académique ou intellectuel, ce n’est pas du tout ça. C’est essayer de voir comment un système fonctionne, puis de l’analyser, et puis de voir ses limites. D’en montrer les limites et de montrer comment il a été construit. Sur quels fondements, sur quelles prémisses.
Ça me paraît toujours très important que l’université, quelle que soit la discipline, donne aux étudiants un esprit critique. Leur permettre de voir que rien n’est donné ou « naturel ». Après, être pour ou contre, ce n’est pas la question…
Avoir conscience des prémisses, ça peut s’appliquer dans le champ de l’art, dans la façon dont on aborde les œuvres d’art. Par exemple, la façon dont l’histoire de l’art s’est constituée en tant que tel. J’ai souvent donné les cours obligatoires du bac. Souvent les premiers cours, les cours de méthodologie. Aussi, les cours d’approches théoriques. J’ai essayé autant que possible de montrer des penseur.e.s qu’on n’avait pas l’habitude de voir dans notre domaine, des penseur.e.s aux approches culturelles et postcoloniales notamment. J’essaye d’expliquer aux étudiant.e.s le travail de Stuart Hall, les apports de figures tutélaires comme Frantz Fanon pour la pensée postcoloniale.
Dans les cours de maîtrise, là nous sommes plus dans le dialogue, dans la discussion. C’est toujours important de ne pas arrêter de remettre en question sa propre façon de penser. En fait, on revient à cette idée de la critique solidaire qui est valable pour soi-même. Il faut faire attention de ne pas se décourager soi-même, bien sûr. L’idée c’est d’avoir assez de recul pour se poser des questions sur ce qu’on avance, sur son argumentation, ce qui tient la route ou pas. Aussi, je veux donner le goût aux étudiants de découvrir d’autres cultures, leur permettre de s’intéresser à d’autres contextes géographiques et historiques.
B : Par rapport à l’enseignement plus traditionnel de l’histoire de l’art, centré sur l’Europe, vous semblez privilégier une approche qui remet en cause le développement historique habituel des formes en direction vers la modernité.
M : Oui, vous faites référence ici au discours universaliste. Sans tomber dans un relativisme absolu, on peut plutôt se dire que le discours universaliste, c’est un discours comme les autres. Qu’il est également possible de le contextualiser. Il est discutable et il a des points aveugles. D’un point de vue idéaliste, ce discours est bien beau, mais dans la réalité, c’est un discours dominant qui a exclu tout un champ des pratiques artistiques. C’est un idéal, mais pas forcément le plus juste.
B : Est-ce que vous avez l’impression que depuis le début de votre parcours à l’UQAM, il y a eu beaucoup de changement dans le programme d’histoire de l’art ?
M : Écoutez, vous touchez ici un sujet d’actualité pour nous au département. Ici comme ailleurs, on met sur pied des comités sur l’inclusion et la diversité. On a un comité qui réfléchit aux moyens de rendre le programme plus inclusif et plus varié dans le corpus. Je vous dirais qu’il y a quelques avancées. On a une concentration en arts autochtones et une concentration en études féministes. Il reste maintenant peut-être à permettre que l’on puisse avoir plus de cours à contenus variables sur des périodes plus petites. Par exemple, le cours sur l’art contemporain du Moyen-Orient, il englobe à la fois la modernité et des périodes plus récentes. On pourrait le scinder en deux et offrir un cours sur l’art moderne arabe et un autre plus strictement contemporain. J’espère qu’un jour on y arrivera, qu’on aura des formations plus segmentées, plus spécialisées dans les nouveaux champs.
B : Si ce n’était pas de l’enseignement, quelle carrière auriez-vous suivie ?
M : Je viens d’une famille de juristes. Très politisée aussi. On ne parlait que d’histoire et de politique à la maison quand j’étais jeune. Donc, peut-être que j’aurais travaillé en défense des droits. J’aurais pu faire carrière en droit, pas en médecine ça c’est sûr!
B : Avez-vous des conseils pour les jeunes chercheurs en études africaines, en études islamiques ?
M : Le fait d’avoir été formée à la fois au Québec et en France m’a fait connaître deux approches. J’ai pris de chacun. Ce que je trouve vraiment bien au Québec, c’est que finalement, quel que soit notre choix de sujet, il n’y a pas, a priori, de sujets considéré comme mineur. Certes, ça peut mener à plus de difficultés à postuler pour des journées d’étude ou des colloques. Mais disons qu’on peut choisir un sujet qui n’est pas du tout étudié.
Ce que j’ai apprécié dans mon passage en France, c’est l’approche inductive. On fait des recherches de terrain, on part des données, et à partir de là on va essayer de voir quelle théorie nous permettrait de mieux analyser ce qu’on a recueilli.
C’est quelque chose que j’encourage. Je donnerais comme conseil aux jeunes chercheur.e.s : il n’y a pas de sujet qui vaut plus la peine qu’un autre, ne vous laissez pas influencer par un grand cadre théorique. Immergez-vous dans votre sujet, imprégnez-vous de votre sujet. J’aurais tendance à encourager les jeunes chercheurs à avoir de telles approches.
B : Si on se fie à vos propos par rapport à l’entre-deux, est-ce qu’on pourrait dire qu’il est important de travailler avec les contradictions des données aussi … ?
M : Oui, il est important de ne pas avoir peur des contradictions. C’est vrai aussi en tant qu’être humain. Quand on est devant des contradictions, on pense qu’il y a quelque chose qui ne va pas, qu’on a fait une erreur quelque part. Pourtant, je crois que c’est dans les contradictions qu’il y a la substance du sujet. C’est là que c’est du concentré, c’est là que c’est intéressant de creuser.
Aussi, je crois qu’il faut souligner qu’il n’y a pas de discipline mineure. Ça aussi c’est un conseil que je donne aux jeunes chercheurs qui sont dans les « champs qui résistent ». Tant qu’on aime ce qu’on fait, je pense qu’il y a toujours de la place pour faire quelque chose d’intéressant. On peut trouver sa place. Si la passion des étudiants c’est l’histoire de l’art…
B : Selon votre parcours, je dirais même que c’est créer ou faire sa place qui conviendrait…
M : Oui haha en effet.
B : Afin de finir l’entretien, j’aimerais savoir si vous pouviez nous partager une de vos opinions impopulaires. Avez-vous des idées auxquelles vous tenez, mais qui ne font pas l’unanimité parmi vos collègues ?
M : En général, les idées impopulaires, j’essaye de les développer dans le travail écrit plutôt que dans l’oralité. Il me semble que c’est moins polémique quand c’est à l’écrit plutôt qu’à l’oral. Je crois que par rapport à mes collègues immédiats de l’UQAM, je n’ai pas vraiment de positionnements controversés. Mais sûrement que dans un bassin de collègues plus large en histoire de l’art…
En fait, pour répondre à la question, je vais vous raconter une anecdote qui m’a marquée. En 2015, je participais à une conférence internationale avec beaucoup de chercheur.e.s. C’était une conférence sur l’art islamique à Singapour. Dans un des panels, il y avait le conservateur du musée V&A, le Victoria and Albert Museum de Londres. Moi, j’ai présenté un papier plutôt critique sur la façon dont le British Museum expose l’art contemporain du Moyen-Orient avec sa collection d’art islamique. Donc, je cite souvent le propos de la conservatrice. C’était une présentation académique avec des arguments détaillés.
À la fin de la présentation, eh bien, ce monsieur est outré. Lorsqu’est venu son tour, il a commencé en disant : c’est inadmissible, ce que vient de présenter Monia Abdallah, c’est quoi ces propos! Enfin, il résumait tout le travail que j’avais fait pendant tant d’années, en disant que c’était une simple opinion. C’est vraiment la première fois que je me suis rendue compte que ce qu’on produisait dans le monde universitaire pouvait susciter autant de réactions. Même lorsqu’on est rigoureux et qu’on argumente, même quand on fait tout pour montrer que ce n’est pas une opinion, que c’était des faits… Eh bien, oui ça peut susciter de l’agressivité, presque de la haine, je dirais, parce que ce monsieur par la suite a été vraiment désagréable.
Donc, des opinions impopulaires, disons que j’en ai eu. Du moment qu’on a une démarche critique, on éveille des antagonismes. Ce qui est le plus déplorable, c’est quand ça vient du monde universitaire lui-même, c’est assez décevant de voir qu’il n’est pas toujours possible de discuter, de débattre. Le pouvoir et l’appel à l’autorité ressortent dans de tels cas. C’est surprenant et décevant de voir que même dans le monde universitaire, la figure de l’autorité revient quand le discours dérange.
B : Ça montre que votre travail provoque des réactions, qu’il a des répercussions, non ? Enfin, j’aurais une dernière question plus légère pour finir l’entrevue. Comment vous occupez-vous dans votre temps libre ? Ou plutôt comment vous occupiez-vous avant le début de la pandémie ?
M : Mes passe-temps ont beaucoup changé dernièrement et pas seulement en fonction de la pandémie. Le gros changement dans ma vie dernièrement, c’est mon petit garçon. Aujourd’hui, il m’occupe beaucoup. Mais avant, mes passe-temps, c’était des activités que je pense largement partagées. C’est-à-dire le cinéma, les musées. J’aime bien aussi les ventes de garage. Dénicher des objets, des pièces originales. J’aimais bien aller dans les brocantes, mais dans le contexte pandémique, puis avec un petit enfant, c’est plus compliqué.
B : Merci beaucoup de m’avoir accordé de votre temps pour l’entrevue, ce fut un plaisir.
M : Merci beaucoup.