Portraits de chercheur·e·s — Issiaka Mandé

Issiaka Mandé est professeur au département de science politique de l’UQAM. Il est membre de l’Association des historiens africains en charge de la « diaspora », dite encore l’Afrique d’outre-mer. Pr Mandé est également  co-directeur de la collection « Les sociétés africaines en mutation » aux Presses de l’Université du Québec.

Ses intérêts de recherche

L’immigration, les questions autour des identités (nationales), les processus de construction des États-nations en Afrique et les dynamiques socioéconomiques du continent africain sont toutes des thématiques au cœur des recherches de Pr Mandé. Étant descendant de marchand colporteur, fils d’immigré et lui-même immigré, ses intérêts lui ont été en partie dictés par ses origines et son parcours

Bien qu’il puisse se réclamer des origines dans quatre pays d’Afrique, il ne porte pas allégeance à un État en particulier, préférant militer pour le panafricanisme. La perspective panafricaine qu’il adopte dans ses recherches lui a été inculquée très tôt, pendant ses études secondaires dont l’objectif était de former des citoyens africains ouverts sur le monde et à même d’apprécier le bagage intellectuel des grandes civilisations.

Les travaux et enseignements du Pr Mandé cherchent à répondre, toujours à partir de l’éclairage de l’histoire, à d’importants questionnements sur le devenir du continent africain : comment l’Afrique peut-elle se déconnecter de structures de dépossession qui se sont enracinées à travers les siècles (commerce triangulaire, colonisation, etc.) et qui perdurent encore? Comment peut-elle se construire dans un contexte plurinational, afin d’assurer une meilleure intégration de ses économies et non plus une extraversion de ses richesses ?

Son parcours en bref

Pr Mandé a réalisé ses études primaires et secondaires en Côte d’Ivoire. Il a terminé son secondaire au Burkina Faso, où il a aussi poursuivi une formation universitaire en histoire et archéologie, profil histoire économique et relations internationales. Son travail de maîtrise portait sur la coopération et le développement. Il s’est ensuite envolé pour la France, afin de réaliser ses études doctorales à l’Université Paris-VII Denis Diderot. Dirigé par Catherine Coquery-Vidrovitch, il soutient une thèse dans la formation doctorale « Dynamiques comparées des sociétés en développement ». Au cours de ses études doctorales, il s’est impliqué au sein du laboratoire de recherche extrêmement dynamique, Tiers-Monde, Afrique devenu Sociétés en développement dans l’espace et le temps, animé par des chercheurs « très très forts » venant des quatre coins de la planète. Pr Mandé est resté profondément marqué par la vie scientifique et étudiante foisonnante du laboratoire, à laquelle il a participé activement. Son passage au laboratoire l’a amené à voir d’un autre œil les réalités du continent africain et à les inscrire dans des temporalités et des échelles spatiales plus larges (mondes coloniaux, atlantiques, dynamiques régionales (méditerranéennes, dans l’océan indien, sahéliennes…). Quelles lectures doit-on avoir sur des sociétés qui élaborent des organisations politiques complexes (empires bureaucratiques (Incas, Chine, Songhay)) et dont l’essence même, pour faire court, est l’impérialisme ? Voilà le type de questions qui a nourri ses réflexions et celles de ses collègues doctorant-e-s et chercheurs du laboratoire dont il est issu. Et plus les réflexions sont transversales, interdisciplinaires et croisées sur plusieurs sous-continents historiques et culturels, mieux on appréhende les mutations profondes qu’ils ont subies et les réponses sociales et politiques actuelles.

Après le doctorat, Pr Mandé est venu au Québec pour compléter un postdoctorat en démographie au Département de sociologie à l’Université Laval avec Richard Marcoux. Il a ensuite regagné l’Afrique de l’Ouest, dans l’espoir de décrocher un poste d’enseignant dans une université. Ses recherches d’emploi dans plusieurs pays de la sous-région – Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sénégal… – ont été infructueuses. L’absence de débouchés était entre autres attribuable aux programmes d’ajustement structurel, qui ne considéraient pas les universités comme des secteurs de développement prioritaires. Sur les conseils de ses amis, Pr Mandé est retourné en France. Il a travaillé quelque temps comme informaticien dans son ancien laboratoire et a, par la suite, décroché un poste de Maître de conférences qui demandait une double compétence en informatique et en histoire socioéconomique de l’Afrique contemporaine. Plus tard, il a répondu à l’offre d’emploi au département de science politique de l’UQAM afin de réunir sa famille de ce côté-ci de l’Atlantique.

Ses influences

Issiaka Mandé est issu de l’école des Tiers-mondes, avec des approches postcoloniales mettant l’accent sur les études subalternes. Il cite aussi l’humanisme, comme une influence importante, mais parfois oubliée de son parcours. Bien sûr, son implication sociale depuis l’université de Ouagadougou et au sein de son laboratoire à Paris VII a fait très grande impression sur lui. Plusieurs de ses enseignants et collègues étudiants ont milité activement dans les luttes populaires en Afrique, en Asie, en Amérique latine et avaient des stigmates témoignant de leurs passages dans les geôles et/ou étaient interdits de séjour dans leurs pays, etc. Les rencontres scientifiques à leurs côtés ont été très stimulantes, se souvient Pr Mandé, car elles dépassaient la théorie pour s’ancrer dans les vécus, des utopies, des désirs vrais de changer le monde. Pr Mandé se trouve privilégié d’avoir fréquenté ce milieu et d’avoir été encadré par des enseignants aussi engagés, qui, selon lui, se font de plus en plus rares de nos jours.

Son parcours a aussi été enrichi par sa propre expérience du militantisme, qu’il a notamment acquise au Burkina Faso. Comme beaucoup de jeunes ouest-africains, Pr Mandé a décidé de se rendre au Burkina Faso en 1983. Avec l’arrivée au pouvoir de Thomas Sankara, c’était le seul endroit au monde, pour un jeune africain, où il fallait être à fortiori quand on y a des origines. Au cours de ses années à l’université, Pr Mandé a pris part aux activités culturelles, dont il était même un acteur de premier plan, et aussi, dans une moindre mesure, aux activités politiques révolutionnaires. Lors de cette période, Pr Mandé, à l’instar d’autres camarades étudiants et de professeurs, a fait de l’indépendance de l’université son cheval de bataille et s’est aussi insurgé contre le scientisme qui avait bonne presse dans le milieu académique. Il faut que la culture et la science aient droit de cité dans l’Université avant toute autre considération. Ces prises de position ont donné lieu à des frictions et des incompréhensions parfois avec des militants zélés de la Révolution. Sur le fond, ils étaient tous d’accord avec les acteurs politiques lors d’explications plusieurs années plus tard à Paris. Pr Mandé garde de précieux souvenirs de cette période, qui lui a permis d’ouvrir ses horizons, d’être dans l’action et non pas seulement dans l’intellect.

La littérature a en outre profondément façonné Pr Mandé. Le courant de la négritude a exercé sur lui une grande influence, dès son jeune âge. Ce sont les performances captivantes de l’acteur Douta Seck, qui a incarné le premier rôle dans La Tragédie du roi Christophe, en séjour en Côte d’Ivoire, qui ont d’abord attiré Pr Mandé vers Aimé Césaire. À la fin du secondaire, il a étudié l’œuvre Cahier d’un retour au pays natal. Son professeur, avec qui il avait un excellent dialogue, l’a guidé à travers cette œuvre difficile et lui a transmis sa passion pour la littérature. Ce dernier s’est désolé quand il a appris que Mandé avait choisi une spécialisation en histoire à l’université. Mais la littérature n’a jamais cessé d’habiter Pr Mandé. Les œuvres associées au courant du désenchantement, dont l’une des plus célèbres est Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, l’ont aussi beaucoup inspiré. Ces œuvres indémodables, explique Pr Mandé, nous font tout de suite entrer dans cette Afrique postcoloniale et nous en font comprendre les dynamiques avec un doigté que les meilleurs cours de science politique, d’histoire ou d’économie n’arrivent probablement pas à égaler, surtout si on a les bonnes clés pour les comprendre.

Ses projets actuels

Pr Mandé travaille actuellement à un gros projet autour de l’approche comparative, au sein du Groupe interuniversitaire de recherche sur les sociétés africaines (GIERSA), sur la question de l’émergence en Afrique. Ce projet devait lui permettre de retourner sur le terrain avec des collègues géographes de l’université d’Abidjan pour étudier le déguerpissement des quartiers précaires d’Abidjan. À son grand désarroi, la pandémie l’a obligé à mettre sur la glace ce terrain qui s’annonçait passionnant. Avec ses étudiants, il travaille aussi à la création d’un site web traitant de la question de la COVID-19 en Afrique. Ce projet propose une lecture de la situation en Afrique en marge des représentations catastrophistes dominantes. Le projet prend comme point de départ les dynamiques afrocentrées, mettant en avant le multilatéralisme, engagement, très fort sur le continent et hors duquel « on ne peut pas s’en sortir ». Enfin, Pr Mandé contribue à des projets autour du panafricanisme et des questions d’immigration, projets qui devraient mener à des publications dans les mois à venir.

Un aperçu de ses réflexions sur l’enseignement

« Quand on parle de l’Afrique, on part de loin ! », remarque Pr Mandé. D’abord, selon lui, il faut réussir à intéresser davantage d’étudiants-es aux enjeux du continent africain et aux recherches qui s’y mènent, car ils restent assez méconnus dans l’université. Pr Mandé mentionne aussi la persistance des préjugés sur l’Afrique. Leur déconstruction est une composante importante de son enseignement. L’idée que l’Afrique soit une est l’un des préjugés les plus tenaces auquel Pr Mandé et ses collègues sont confrontés. Il faut constamment rappeler que l’Afrique n’est pas un pays, mais un continent aux réalités plurielles et en mouvement constant. Pr Mandé souligne aussi la difficulté de traiter du champ politique africain sans se buter sur l’idée qu’en Afrique, il n’y a que des dictateurs et des ethnies qui ont pour projet de prendre le pouvoir. C’est pourtant faux. On y retrouve des sociétés profondément démocratiques, comme le Botswana, le Cap-Vert et l’Île Maurice…qui ne font pas l’actualité. Autre fait qui surprend les étudiants-es, peu exposés à la diversité des réalités politiques du continent : c’est au Rwanda, et non pas dans un pays nordique, que l’on retrouve le parlement avec la plus grande proportion de femmes (elles y sont majoritaires en fait). L’image d’une Afrique morcelée, figée dans les traditions et à la solde de dictateurs corrompus nuit à la compréhension de plusieurs dynamiques importantes du continent, comme le fort multilatéralisme qui y est observé, les efforts mis dans la constitution d’une Afrique fédérale, la soif de démocratie qui traverse les sociétés civiles, etc. Pr Mandé regrette vraiment que l’on ne parle pas davantage du dynamisme de la société civile et de la solidarité panafricaine qui l’anime. En somme, d’après Pr Mandé, l’enseignement c’est un travail souvent à recommencer, qui nécessite d’être convaincu et passionné par ce que l’on fait, d’être convaincant aussi et d’être préparé à entendre et lire pas mal d’absurdités des étudiants-es, mais aussi de collègues.

Ses choix de carrière

Quand il était plus jeune, Pr Mandé se passionnait pour le journalisme. Dès l’adolescence, il a écrit dans le journal de son école. Il a aussi été attiré par le métier d’avocat et tout ce qui tourne autour du droit. Il attribue cette fascination aux émissions de télé qu’il regardait, comme « Messieurs le jurés », produites par Antenne 2. Ces émissions reconstituaient des procès criminels, sur lesquels lui et ses amis aimaient ensuite débattre tout en reprenant les rôles des acteurs. L’enseignement a toutefois toujours profondément interpelé Pr Mandé. Le commerce et le savoir, avec son corollaire sa transmission, sont dans la famille les deux choses chéries, raconte-t-il. Là où il a grandi, le statut d’enseignant est très noble, comme c’est le cas dans plusieurs autres sociétés, en particulier au Sud.

Ses conseils pour les jeunes chercheurs-es

Pr Mandé concède que le monde académique est dur. N’empêche, à ses yeux, c’est lorsque l’on est aux études que l’on connaît les meilleurs moments de sa vie, même si on ne le réalise pas toujours. Ce moment où on a le loisir de découvrir les idées subversives, d’être habité par des utopies, de collecter des informations, d’aller vers les acteurs et les actrices, ne viendra plus après, quand on se sera établi et qu’on aura un poste avec tout un lot de responsabilités. Pr Mandé encourage donc les jeunes chercheurs-es à maximiser autant que possible les périodes sur le terrain, à accumuler le plus de matériel, qui pourra servir plus tard, quand les occasions de retourner sur le terrain seront limitées. Il conseille aussi aux étudiants-es d’aller voir ailleurs, de faire l’expérience de la mobilité dès le premier cycle. Il est primordial, pour Pr Mandé, de nourrir sa curiosité, son ouverture sur le monde et envers la diversité des approches en sciences sociales. Se camper dans un dogme et adopter des positions tranchées dès le début de son parcours académique conduit à se fermer un certain nombre de portes. Vaut mieux entretenir le doute plutôt que les certitudes toutes faites et, surtout, adopter une posture d’ouverture, de dialogue et de respect au sein de l’université. Un autre conseil : avoir des compétences hors de son champ de recherche. Il peut s’écouler beaucoup de temps entre la fin de la maîtrise, du doctorat ou du postdoctorat et l’obtention d’un poste qui cadre avec sa spécialité de recherche. En attendant, il faut quand même pouvoir payer les factures et bien manger. Pour Pr Mandé, c’est l’informatique qui a joué ce rôle et qui lui a même permis d’accéder à un poste à l’université. Enfin, il faut être passionné par ce que l’on fait et cultiver son appartenance à la communauté scientifique.

Ses opinions impopulaires

Pr Mandé n’a pas l’impression d’avoir une opinion en particulier qui fasse réagir ses collègues, mais il rajoute à la blague que ce serait plutôt à eux de le dire… De son côté, il est agacé par certaines attitudes que l’on retrouve dans le milieu académique. Il se méfie de celles et ceux qui disent tout comprendre ou qui s’écoutent parler, tout en admettant que l’université entretient la tentation de le faire ; le fameux toutologue selon les collègues de Ouagadougou. Il n’aime pas les opinions tranchées, surtout lorsque l’on parle de l’Afrique ou de l’africanité. Cela ne l’empêche évidemment pas de prendre des positions claires dans plusieurs débats. Il est tout à fait nécessaire de défendre son bout, à condition de le faire avec respect et ouverture. Il a aussi beaucoup de mal avec celles et ceux qui prennent un exemple caricatural et qui le généralisent à toute l’Afrique, sauf quand cela s’inscrit dans le registre de « l’humour africain ». Enfin, on est susceptibles de s’exposer à de nombreuses attaques dans le milieu académique, reconnaît Pr Mandé. Bien qu’il soit nécessaire de se remettre en question, il vaut mieux, parfois, se faire une peau de crocodile et laisser certaines attaques glisser.

Ses passe-temps

Pr Mandé est un grand amateur de jazz et de musique contemporaine. Depuis qu’il est tout jeune, il affectionne aussi particulièrement la cuisine. Il aime se lancer des défis culinaires ou relever ceux posés par ses amis-es chefs. À travers ces défis, il cherche à dépasser les représentations courantes de la cuisine africaine (elle serait nécessairement très carnée, grasse, etc.) et à en embrasser la grande diversité. Il trouve très intéressant d’observer les différents cycles régionaux des produits. Par exemple, cela le fascine de constater le nombre de déclinaisons possibles autour du manioc et toutes leurs variations régionales. Le défi d’un chef qu’il relève avec succès depuis la rentrée est de manger santé, moins cher et en puisant dans le vaste répertoire africain. Enfin, le confinement a permis à Pr Mandé de se consacrer à une nouvelle passion : le jardinage. Il a pris grand plaisir cet été à récolter fines herbes et tomates. Il attend impatiemment le retour de l’été pour reprendre sa pioche, sa bêche, sa machette et sa daba (ramenée dans sa valise).